Actualité de la formation permanente Centre INFFO – juillet 2001
[(« Toute classe dirigeante
qui ne peut maintenir sa cohésion qu’à la condition de ne pas agir,
qui ne peut durer qu’à la condition de ne pas changer,
qui n’est capable ni de s’adapter au cours des évènements
ni d’employer la force fraîche des générations montantes,
est condamnée à disparaître de l’histoire. »
[/Léon Blum, A l’échelle humaine, Albin Michel./]
)]
Il est dommageable que cette prévision ne se soit pas encore vérifiée dans le service public…
Combien de velléités de réforme se sont enlisées ? combien de colloques sans suite sur la modernisation de l’administration ?
La question de la formation des dirigeants publics se situe au cœur du débat sur l’évolution des services publics. Pour changer de cap, tout avion a en effet besoin d’un pilote, responsable de la cohésion de son équipage, garant de son plan de vol et soucieux de la satisfaction de ses passagers.
Le présent article s’inscrit dans un mouvement d’humeur relatif à la lenteur des évolutions observées par l’auteur depuis deux décennies en tant que responsable d’équipes de consultants (spécialisés en organisation et management essentiellement auprès de la fonction publique d’Etat et de la fonction publique territoriale) et confirmées par l’animation directe de plus de 2 000 journées d’intervention dans les administrations notamment auprès de leurs dirigeants.
DIRIGEANTS… ?
Il convient tout d’abord de s’accorder sur l’acception du terme dirigeant. S’agit-il de directeurs au sens administratif du terme qui veillent à la conformité des engagements et des procédures en distribuant les instructions nécessaires ? Cette rigueur de gestionnaire est louable, mais nous n’avons peut-être plus besoin de cadres supérieurs pour assurer aujourd’hui cette fonction.
Beaucoup de structures publiques apparaissent souffrir en effet d’une pléthore de gestionnaires et d’un déficit de dirigeants, c’est-à-dire de personnalités capables d’indiquer la direction de l’évolution et d’y entraîner les agents. Nous souhaitons donc valoriser ici la double dimension stratégique et managériale du dirigeant.
Stratégique car il ne peut se contenter d’exécuter les consignes du niveau politique dont il dépend sans amputer sa capacité d’analyse et sa force de proposition, au cœur de la valeur ajoutée de tout poste de dirigeant. À noter que dans le récent répertoire des métiers d’un grand Ministère, cette dimension ascendante n’est pas mentionnée dans les fonctions des Directeurs Régionaux… Comment obtenir alors l’Etat fort, modeste et stratège dont nous avons besoin ?
Managériale car il est chargés de mobiliser l’énergie de l’ensemble des agents à travers ou à l’aide de plusieurs niveaux hiérarchiques. Sa capacité d’intégration des personnalités et des compétences, son rôle d’entraîneur dans la progression solidaire d’une véritable équipe de direction apparaissent déterminants pour dynamiser l’ensemble de la structure. À voir comment s’effectue actuellement la mise en œuvre de l’ARTT dans la fonction publique territoriale des grandes collectivités, on ne peut que s’interroger sur la capacité managériale et le courage de certains de ses dirigeants (principe de parité évacué, cécité économique, abandon du service public local aux corporatismes, etc…)
Trop de dirigeants apparaissent encore recroquevillés sur les fonctions classiques d’administration voire même de production qui relèvent des compétences de niveaux subalternes. À titre d’anecdote, nous pouvons observer en 2001 le DGS d’un grand service territorial se satisfaire de choisir lui-même la couleur des chaises d’un site décentralisé pendant que son homologue de la ville voisine (4 000 agents) voit remonter avec effarement à son niveau le choix du menu de la cantine scolaire municipale… Le même phénomène peut donc provenir de causes très différentes et il conviendrait d’affiner l’analyse pour éclairer le vaste panorama des pratiques managériales mais nous avons pris le parti de tourner ici le projecteur sur la face habituellement à l’ombre.
DIRIGEANTS PUBLICS… ?
Les spécificités d’une structure publique n’autorisent pas une simple application des méthodes que les dirigeants mettent en œuvre aujourd’hui dans la direction des organisations industrielles ou commerciales. Ces caractéristiques particulières reposent sur une finalité et des valeurs bien différentes. Le service public français s’enracine en effet dans une conception républicaine du rôle majeur de la puissance publique : faciliter l’accès aux droits fondamentaux des citoyens (éducation, justice, santé, etc.), réguler les grands équilibres, prendre en compte le long terme (développement durable), organiser la redistribution sociale, veiller à l’égalité d’accès aux services fondamentaux, au primat de l’intérêt général, à la continuité du service public, etc…
Exemple : après les emplois-jeunes, les 35 heures et la Couverture Maladie Universelle, le gouvernement engage cette année une quatrième loi sociale (l’Allocation Personnalisée d’Autonomie). À noter que les états qui s’affichent très libéraux comme les USA interviennent eux-mêmes de manière non négligeable pour réguler l’économie de marché.
Comment peut-on diriger une structure publique sans adhérer aux principes qui doivent guider son action sous peine de le dénaturer ?
Il ne s’agit plus ici de compétences mais de convictions. À cet égard, la tiédeur démocratique de nombreux dirigeants publics explique en partie le relatif échec du « renouveau du service public » (circulaire du Premier ministre Michel Rocard en février 89. Comment peut-on en effet mettre en œuvre activement une ambitieuse réforme si l’on ne partage pas ses finalités ?
Quel rôle peut jouer la formation dans ce processus d’acculturation politique ?
FORMATION INITIALE… ?
Nous sommes devant un paradoxe. C’est un principe républicain qui fonde la reconnaissance d’une formation sur un diplôme. L’examen et le concours reposent en effet théoriquement sur des critères d’acquisition de connaissances indépendants de la fortune ou de l’origine sociale. Or, de fait, ce type de sélection développe la consanguinité et la « gestionnite » aiguë. Consanguinité dans la mesure où les chances d’accéder par exemple à la principale école d’administration française sont quasiment nulles en dehors de circonstances privilégiées (cf. la polémique actuelle sur une ouverture du recrutement de l’ENA ou les liens familiaux propres au milieu des enseignants de l’éducation nationale, des professeurs de médecine, etc…)
Dérive gestionnaire car l’essentiel de l’enseignement des dirigeants des services publics se focalise encore sur les techniques de gestion et d’administration (les écoles de commerce présentent au moins l’avantage de former au développement, à la conduite de projet…). La capacité d’accumuler des informations ne devrait mesurer aujourd’hui que la puissance des mémoires de nos ordinateurs. C’est malheureusement encore un critère déterminant dans la sélection de nos dirigeants publics.
Il convient alors d’envisager plutôt comment remédier à la formation-conformation en inaugurant plutôt un processus de dé-formation sous peine de poursuivre le moulage de grands ( ?) intendants, de reproducteurs de procédures, d’inhibiteurs d’initiatives. Il faut souligner à cet égard la culture de stabilité mortifère qui caractérise encore les représentations mentales. Or, nous ne sommes plus dans un contexte stable ni entré dans une crise temporaire.
Nos élites ne semblent pas avoir intégré l’évolution permanente comme donnée fondamentale des organisations vivantes. En effet, seul le minéral est inerte (encore qu’au niveau sub-atomique, ça s’agite beaucoup il paraît). Le propre du vivant, sa logique intrinsèque, c’est le renouvellement permanent, la dynamique de l’interaction, le changement de forme dans le respect des finalités. À constater l’immobilisme de nombre de structures, nous pouvons douter que nos cadres supérieurs aient été bien préparés à servir cette dynamique auto-évolutive des organisations vivantes. Et lorsqu’ils tentent de justifier leur lenteur d’adaptation par la résistance de leurs agents, ils avouent de fait leur déficit managérial car ils sont justement payés pour expliquer le sens du mouvement, entraîner, mobiliser les hommes et les femmes qui leur ont été confiés.
Nous savons aujourd’hui que les changements profonds et durables des grandes institutions (publique, confessionnelle, syndicale, industrielle) ne proviennent pas des services centraux malgré leurs discours incantatoires sur la modernité. Le changement ne part pas du centre mais le plus souvent de la périphérie. C’est dire l’enjeu pour les cadres supérieurs d’encourager les pratiques novatrices, de repérer les innovateurs, d’ouvrir des espaces d’initiatives et d’expérimentation, de généraliser leurs réussites, bref de solliciter quotidiennement les capacités créatives des agents. Comme la boussole sur son axe, cette mobilité doit s’effectuer autour d’un pivot central fort, bien identifié, un axe structurant autour duquel doit s’ordonner le mouvement des administrations : les valeurs et les finalités du service public. Nos dirigeants publics sont-ils choisis et formés à conduire ce mouvement ?
Une réponse affirmative à la question supposerait vraisemblablement, outre la profonde conviction rappelée plus haut, l’intégration des acquis des « sciences molles » de ces dernières décennies notamment :
Maîtrise des concepts et pratiques d’analyse stratégique,
Prise en compte de la pensée systémique
Attention portée aux processus d’apprentissage, de changement
Méthodologie de conduite de projet
Obligations majeures du rôle managérial
Etc.
Ces disciplines figurant de plus en plus dans les programmes d’enseignements de grandes écoles, on peut espérer une évolution sensible dans les prochaines années…
RECRUTEMENT… ?
Si les limites de la formation initiale apparaissent nettement, le « chantier » amont du recrutement peut contribuer activement à son évolution.
Pourquoi ne pas privilégier dans la sélection de nouveaux critères comme par exemple :
La compréhension des enjeux des services publics, l’adhésion aux valeurs qui les soutiennent, l’enthousiasme pour les mettre en œuvre, la démonstration de son engagement citoyen ?
Le courage nécessaire pour dépasser l’image du « commis de l’Etat », tâcheron laborieux et frileux vers celle du manager public, porteur des réformes et évolutions nécessaires.
L’expérience de responsabilités exercées dans plusieurs organisations privées avec lesquelles il conviendra de coopérer à l’avenir.
Se pose alors les questions de l’évaluation (comment mesurer, comparer, éliminer des candidatures) et celle de l’âge de la sélection (comment pourra-t-on dialoguer avec un entrepreneur quand on n’a jamais quitté l’école en dehors de quelques stages « touristiques » ?).
Pour avoir participé au jury de recrutement d’une grande école, je me souviens d’un débat relatif à la pondération des critères mesurant les connaissances des candidats avec celles censées appréhender la personnalité de l’individu, son potentiel relationnel, sa future capacité à mobiliser des équipes. L’échange s’est clos rapidement sous le joug de la pensée académique. Aujourd’hui, bon nombre d’évaluateurs confondent encore le quotient intellectuel avec la mesure de l’intelligence. Quelles peurs leurs font condamner comme hérétique a priori d’autres approches comme par exemple celle d’un coefficient émotionnel ?
Il est regrettable que les pratiques de nomination à un grade supérieur constituent le mode traditionnel de reconnaissance d’un cadre du service public. Voilà en effet par exemple un ingénieur efficace dans la résolution quasi-solitaire de redoutables problèmes techniques qui se retrouve promu à la tête d’un grand service. Obligé d’abandonner sa capacité d’expertise, il doit tenter à contrecœur de coordonner des équipes pluridisciplinaires. Panique à son niveau et malaise en dessous, bref, un véritable gâchis.
Pourquoi ne pas distinguer à l’avenir deux filières de promotion, l’une dans l’expertise technique, l’autre dans la filière de management ?
« Le statut de la fonction publique ne l’autorise pas. »… Est-ce réellement le cas ?
A-t-on exploré toutes les possibilités ? À titre d’anecdote, la farce de la notation administrative se pratique toujours alors qu’une majorité de cadres sont assurés de finir leur carrière entre19, 98 et 20/20… ! Qu’est-ce qui interdit de faire varier la notation administrative entre 0 et 20 ? C’est la sédimentation de pratiques sociales laxistes qui a vidé de sens cette forme d’évaluation.
L’évolution de la formation des dirigeants publics débute par l’évolution sociologique des jurys et la prise en compte du rôle majeur de la future élite dans la conduite du changement.
Nous suivrons avec intérêt la diffusion de nouveaux critères de sélection mis en œuvre actuellement dans certaines écoles.
FORMATION CONTINUE… ?
La formation continue peut contribuer à redresser la pente si elle ne s’inscrit pas dans la continuation du principal travers de la formation initiale : la focalisation sur l’accumulation de connaissances.
Quels critères de choix guident l’inscription de bon nombre de dirigeants publics ?
Au-delà des motivations légitimes de la majorité d’entre-eux, on peut observer encore trop de critères moins nobles tels que :
La notoriété de l’organisme de formation dépend en partie de la notoriété des intervenants qui l’ont eux-mêmes rarement obtenu par leur impertinence de pensée,
Le standing de l’environnement, grand hôtel ou grande école qui positionne le « séminaire » (à noter que, dans les séminaires, on apprenait aux futurs « dirigeants » de l’institution ecclésiale à servir plus qu’à être servi…),
Le tarif d’inscription qui doit être suffisamment élevé pour éviter le risque de se retrouver à la table de catégories ou de statuts inférieurs,
La brièveté de la durée de l’action censée confirmer la légitimité du manque de disponibilité des personnes importantes,
Le thème et surtout l’intitulé du séminaire qui doit contenir une expression anglo-saxonne ou un concept managérial « branché ».
Quelques actions de formation continue échappent à cette caricature par la volonté de dirigeants discrets et attentifs aux exigences d’un management moins médiatique, davantage en prise sur les enjeux de la modernisation des services publics. S’il existe encore des stages type « connaissance du monde », nous observons ici et là des pratiques réelles d’engagement des participants, de mises en situation professionnelles, de vigoureuses confrontations, de fructueux échanges. Les organisateurs de ces actions ne jugent pas leurs formateurs à la seule satisfaction immédiate des participants car la remise en cause diminue l’euphorie habituelle des fins de stage moins impliquant.
La reconnaissance de la qualité de ces formations s’affronte à un autre paradoxe : comment ne pas rigidifier sans ouvrir la porte aux apprentis sorciers ?
Deux écoles s’affrontent en effet pour réguler le marché de la formation continue :
Les chantres de la normalisation prônent les procédures d’agrément, de qualification, de certification. Cette volonté d’assainissement est louable mais ne risque-t-on pas de ré alimenter la dérive bureaucratique, d’étouffer la créativité, de modéliser la pédagogie.
Les partisans du laisser-faire prêchent la liberté d’initiative. Ils font confiance à la régulation par le marché et considèrent comme marginales les dérives sectaires et l’escroquerie, ou les inscriptions de complaisance.
Une troisième voie pourrait être ouverte dans le droit fil des principes démocratiques par la mise en œuvre d’une obligation de transparence et l’aide à l’émergence de contre-pouvoirs. La loi de juillet 71 stipulait une « obligation de la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente ». Trente ans ont passé, mais où est passée l’éducation permanente ? Où sont les nouvelles formes des mouvements qui prolongeraient l’action des généreux militants qui avaient créé une dynamique d’émancipation collective, de diffusion culturelle au cœur de la Résistance pendant la deuxième guerre mondiale ? Quelles instances régulent la formation continue ? Qui décident des programmes ? qui peut exiger copie des documents diffusés ? Les cellules de contrôle des préfectures et celles du Ministère du travail ne semblent pas avoir la nature d’une telle ambition et encore moins les moyens ?
Les critiques adressées à l’administration remettent rarement en cause les fondements du service public. Depuis Courteline, elles dénoncent surtout ses dérives bureaucratiques. Et si quelques idéologues ultra-libéraux se réjouissent des avatars du service public et notamment de son opacité pour mieux envisager de jeter le bébé avec l’eau du bain, une majorité de citoyens attendent toujours l’aggiornamento de leurs services publics, persuadés de l’enjeu de leur maintien même s’ils manifestent des signes d’agacement devant ses défaillances.
Dans la mesure où d’une part nous pouvons observer dans plusieurs entreprises publiques des comportements managériaux moins caricaturaux que ceux visés dans ces lignes, voire exemplaires, et que d’autre part, ils ont bénéficié parfois des mêmes cursus, nous sommes contraints à ne pas focaliser nos critiques sur les processus de sélection et de formation. Il conviendra d’ajouter d’autres explications à l’inertie constatée, mais il s’agit d’un autre sujet.
Il revient aux dirigeants publics d’assumer ce défi d’une adaptation des structures et des comportements aux enjeux actuels dans le respect des finalités du service public. Comment faciliter l’émergence de grands projets territoriaux, développer de véritables pôles de compétences, renforcer l’ingénierie publique, ouvrir des espaces de confrontation et d’initiatives internes et externes aux structures publiques sans une véritable mutation de leurs dirigeants ?
[|« Si le chef est le seul à savoir à quel jeu on joue,
il est évidemment le seul qui puisse gagner. »|]
[|B.P. CROSBY
|]
[/Henri Pérouze/]