Revue Directions n° 23 – octobre 2005
Il ne reste que quelques mois avant la date d’application de la Loi Organique Relative aux Lois de Finances puisqu’elle devient obligatoire à compter du 1er janvier 2006.
Cette loi fondamentale dans la hiérarchie législative de notre république avait été votée le 1er août 2001 avec un rare consensus des deux assemblées en raison du renforcement apporté au rôle de la représentation nationale dans la préparation et le contrôle du budget de l’état. La torpeur estivale et peut-être l’absence des polémiques habituelles n’ont pas donné à l’époque la publicité que méritait une réforme de cette importance. Si l’on peut comprendre son émergence furtive, comment expliquer que cette discrétion ait persisté auprès d’une majorité de citoyens pendant 4 ans de préparation alors que l’échéance fatidique se rapproche et concerne la gestion de l’argent public, donc celui de tous les contribuables directs ou indirects ?
Depuis 2001 en effet, la mise en œuvre de cette nouvelle constitution financière augure « …une nouvelle ambition pour la réforme de l’Etat… un instrument au service de la décision publique… »1 car les chantiers ouverts impactent directement l’organisation de l’action publique dans tous ses domaines : obligation est faite désormais de définir et quantifier les objectifs de chaque politique publique puis de vérifier l’écart avec les résultats ! A partir de septembre 2005, le projet de loi des finances présente donc avec chaque programme un projet annuel de performance précisant les objectifs, les résultats attendus, les indicateurs de mesure des résultats associés et les moyens mis en œuvre. Dès 2007, le rapport annuel de performance devrait permettre de mesurer les résultats obtenus par chaque programme.
On peut illustrer cette révolution du mode de gestion par un exemple. Sans caricaturer l’empressement de certains gestionnaires à dépenser leurs reliquats de crédits en fin d’année pour espérer les voir reconduits, nous avons assisté pendant des décennies à de laborieuses tractations sur quelques points d’augmentation (et ces dernières années de réduction du budget…) de chaque organisme public dans une logique de moyens héritée de Courteline. Il est donc heureux que soit dorénavant interrogée au préalable la finalité de chaque action publique et les résultats attendus avant de définir les budgets nécessaires puis les modalités de mise en œuvre. Cette nouvelle démarche présente donc un puissant potentiel de réhabilitation des services publics, en amont par le contrôle du parlement, en aval par la mesure des services rendus à l’usager ou à l’intérêt général (culture du « client » radicalement opposée aux séquelles de la bureaucratie taylorienne).
Jusqu’à son abrogation récente, l’ordonnance du 2 janvier 1959 définissait les compétences et les pouvoirs respectifs de gouvernement et du parlement pour les finances de l’Etat. Il convenait de prendre en compte les évolutions du contexte notamment Européen et les dénonciations de l’opacité des opérations financières de l’Etat, la rigidité de son cadre de gestion, le manque de responsabilisation, les limites d’une comptabilité annuelle, etc.
Désormais, le parlement votera le budget en fonction d’objectifs précis sur lesquels le gouvernement s’engage, les administrations seront pilotées en fonction des résultats attendus des programmes, la notion de performance et de productivité sont introduites et la qualité et la pertinence des informations sur ces performances seront contrôlées. « Il s’agit de mesurer l’efficacité et la performance de l’action publique et de donner, aux parlements et aux citoyens, une information transparente sur les finances publiques de l’état et sur son patrimoine ».
La LOLF [1] exige désormais la déclinaison systématique de l’action publique en missions (40 grands domaines des politiques de l’Etat), programmes (150 enveloppes de mise en œuvre de ces politiques avec pour chacune un responsable désigné) et actions (environ 500 actions concrètes avec prévisionnel et suivi des dépenses). Le parlement confie la gestion des crédits d’un programme à un ministre lequel désigne un responsable de programme pour en assurer le pilotage. Dans chaque domaine, la réussite de la réforme repose donc sur une chaîne de responsabilité resserrée, un dispositif de contrôle de gestion, un exercice de comparaison des performances et l’association des personnels autour d’engagements de qualité de service.
Cette ambition entraîne différentes réformes : un nouveau référentiel comptable rapprochera la comptabilité de l’Etat du modèle de la comptabilité d’entreprise : suppression des 850 chapitres répartissant les crédits alloués à chaque ministre, prise en compte des actifs patrimoniaux (gestion immobilière…), passage à une gestion pluriannuelle pour dépasser le court terme, etc. La comptabilité de l’Etat doit devenir un instrument au service de la décision publique pour éclairer les choix des gestionnaires et rendre compte au parlement. Ce dernier pourra comparer les résultats obtenus aux moyens engagés et « revoir tous les ans l’ensemble des moyens alloués grâce à la justification au premier euro » !
De nouvelles normes comptables ont été fixées depuis début 2004. Les systèmes d’information budgétaire, financière et comptable évoluent par étapes pour généraliser à horizon 2008 un système intégré et unique (chorus) couvrant l’ensemble des acteurs de la gestion financière de l’état (30 000 agents dans les services centraux et déconcentrés). Une direction de la réforme budgétaire a été crée au sein du Minefi dès 2003 et plus de 500 services sont passés –à titre expérimental en mode LOLF cette année 2005 impliquant 600 000 agents sur 65 programmes avec 28 milliards d’euros de dotation budgétaire.
Le 27 juillet dernier, le ministre délégué au budget et à la réforme de l’état a présenté en conseil des ministres une communication sur la réforme en cours : mise en œuvre de la LOLF, modification des règles budgétaires et comptables, développement de l’administration électronique, effort de simplification en cours, développement de la notion de productivité et de mesure des performances, rapprochement des services du Budget et de la réforme de l’état pour constituer une structure de conseil unifiée la direction générale de modernisation de l’état « pour un service public plus simple, plus lisible, plus efficace… ».2
Pourquoi cette formidable opportunité de repenser l’action publique, d’évaluer son efficacité et de soumettre son contrôle aux représentants des citoyens n’est-elle pas davantage connue du grand public, voire de certains agents eux-mêmes en dehors des sites expérimentaux ? Des efforts de communication ont pourtant été entrepris 3 et de nombreux articles publiés 4 sans toutefois dépasser la sphère des spécialistes.
Cette révolution du mode de gestion nous concerne néanmoins tous5. Elaboré pour la fonction publique de l’Etat, elle va en effet impacter également la fonction publique hospitalière, la fonction publique territoriale, les établissements publics, les associations, bref tous les organismes bénéficiant d’un financement national dans la mesure où désormais l’affectation des crédits ne devra plus se reconduire ou s’engager en dehors de programmes pourvus d’indicateurs de résultats. Les directeurs d’établissements sanitaires et sociaux par exemple ont déjà mesuré la difficulté d’entrer dans cette culture de résultats pour élaborer leurs budgets prévisionnels 2006…
Plusieurs hypothèses peuvent expliquer cette médiatisation limitée : la première réside peut-être dans l’ampleur de la réforme. Elle nécessite un tel investissement d’énergie qu’il s’agit d’abord de faire avant de faire savoir. Certains ministères se sont en effet engagés depuis 2003 dans l’anticipation des bouleversements à venir et la simple adaptation des systèmes d’information et de gestion exige déjà beaucoup d’imagination et d’investissement.
La deuxième hypothèse découle d’une incapacité d’une partie de l’encadrement à animer la dynamique d’une pédagogie de la réforme. L’arrogance de certains cadres, notamment supérieurs, l’esprit de caste et la méconnaissance des obligations du management ne peut que rendre les agents à nouveau dubitatifs sinon démotivés devant un changement dont ils ne comprennent ni le sens pour leur travail ni la portée pour les citoyens.
Une troisième raison réside vraisemblablement dans la réduction de l’ambition au profit d’une simple adaptation des modalités de gestion : au lieu de s’atteler au formidable chantier que constitue l’action de penser l’action publique et de mesurer son impact, certaines directions ont simplement entrepris un toilettage de leur comptabilité pour être en mesure de faire apparaître leur budget sous les nouvelles formes. Le développement spectaculaire des contrôleurs de gestion dans certains ministères laisse planer ce risque de voir la forme l’emporter sur le fond. Cette dérive comptable rappelle celle de la mise en place de l’ARTT lorsque certaines directions calculaient dans le secret de leur bureau les horaires du personnel pour obtenir en théorie le seuil des 1600 heures… alors qu’il s’agissait, de repenser toute l’organisation du travail pour améliorer la qualité de service en prenant en compte la diversité des besoins de qualité de vie des agents. Nous pouvons alors redouter le primat d’indicateurs quantitatifs sur la qualité des prestations. A titre d’exemple, comment mesurer l’efficacité d’une structure d’accueil anonyme de toxicomanes gérée par des travailleurs sociaux formés à la prise en charge professionnelle de ce type de dépendance ? Des gestionnaires se bornant à la compilation de ratios quantitatifs pourraient profiter de la LOLF pour convaincre de réhabiliter le caritatif comme la panacée dans l’action sociale…
Le fonctionnement de notre société fournit vraisemblablement une quatrième raison dans la connaissance limitée de cette loi fondamentale. Dans une « civilisation » du paraître, de l’inflation verbale, du culte du spectaculaire, chaque nouveau gouvernement annonce de manière tonitruante des promesses de changement …que le choc des contraintes va vite réduire à de simples gesticulations médiatiques ! Toute stratégie de changement profond et durable exige en effet de prendre en compte à la fois les exigences du long terme (peu compatible avec la brièveté des mandats), la complexité des imbrications économiques, sociales, politiques, culturelles, et la nécessité d’appropriation des évolutions par les acteurs eux-mêmes. L’absence de cette pédagogie du changement 6 aggravée par le cynisme et la cupidité politique de bon nombre d’élus ainsi que le manque de courage des cadres expliquent la situation désabusée de bon nombre de citoyens et d’agents démotivés pour n’avoir constaté aucun changement dans leur environnement quotidien.
Enfin, j’espère que cette discrétion n’anticipe pas la difficulté qu’aura la représentation nationale à jouer le rôle prévu c’est à dire exprimer son point de vue sur les choix politiques que recouvrent les affectations budgétaires et sur le contrôle des résultats. Quels sont les moyens humains et matériels prévus à l’assemblée nationale pour être en mesure d’examiner sereinement chaque année le projet de loi de finances dans sa nouvelle présentation puis d’analyser avec compétences les écarts entre les objectifs affichés dans chaque programme et les résultats obtenus ? Quel mode d’arbitrage va intervenir pour élaborer les programmes en interrogeant d’abord leurs finalités, leurs objectifs ? Quels acteurs vont être associés à la construction des dispositifs de mesure censés évalués le résultat de chaque politique publique ? Comment seront communiqués aux citoyens ces écarts en dehors des rapports de la Cour des comptes ?
De nombreuses interrogations sur l’avenir des services publics français apparaissent dans le contexte d’application des directives européennes. L’ambition de la LOLF autorise l’espoir de voir à la fois maintenue (poursuite du rôle régulateur de la puissance publique) et renouvelée (obligation d’efficience et même de performance) la mise en oeuvre des grands principes inscrits au fronton de nos mairies. Ce sont maintenant les exigences des usagers, la vigilance des citoyens et de leurs représentants, l’éclairage des médias et l’implication des fonctionnaires qui vont servir de révélateur au potentiel de mutation de ce nouveau mode de gestion des services publics.
Rendez-vous début 2007 après une première année d’application généralisée !
P.-S.
Désormais, le parlement votera le budget en fonction d’objectifs précis sur lesquels le gouvernement s’engage, les administrations seront pilotes en fonction des résultats attendus des programmes, la notion de performance et de productivité sont introduites et la qualité et la pertinence des informations sur ces performances seront contrôlées. « Il s’agit de mesurer l’efficacité et la performance de l’action publique et de donner, aux parlements et aux citoyens, une information transparente sur les finances publiques de l’état et sur son patrimoine  ».
Notes
[1] Loi Organique Relative aux Lois de Finances