Conduire le changement ?
La Lettre du cadre territorial n°221 – mai 2001
Il est amusant de noter que ce qui ne change pas depuis plusieurs années, c’est le discours sur le changement : dans un monde qui change, il faut changer pour s’adapter, le changement, c’est le progrès, etc…
L’omniprésence de cette incantation tend à la légitimer comme une évidence forte, un concept reconnu. Il peut être intéressant de gratter un peu derrière le slogan…
Tout d’abord, il faut rappeler que la résistance au changement n’est pas forcément signe d’obscurantisme. C’est en effet grâce à de nombreuses formes de résistance que des progrès ont été accomplis dans l’histoire de l’humanité, que des régressions ont été évitées en mobilisant les plus hautes qualités comme l’éthique, la lucidité, le courage…
Le changement proposé doit donc être interrogé d’abord au regard des finalités et des valeurs. Pour une institution, le changement ne devient vertueux que lorsqu’il s’agit de changer pour mieux atteindre les finalités qu’elle poursuit, mieux appliquer les valeurs qu’elle porte. Un changement de cap suppose intelligence stratégique, lucidité des risques encourus et courage pour que le virage se prenne.
S’il faut changer, il convient de vérifier le niveau du changement prôné :
Est-ce une simple agitation à l’intérieur du bocal ? C’est-à-dire des micro-changements à l’intérieur de règles immuables produisant donc toujours la répétition de ses mêmes effets ? « Plus ça change et plus c’est pareil … ».
Est-ce au contraire un réel changement de cadre, c’est-à-dire un décalage qui modifie la vision et autorise le surgissement de l’inattendu, qui transgresse la pesanteur des habitudes ?
Le changement exige une mobilisation des acteurs pour réaliser la manœuvre. Cela suppose un mode de management qui permette cette dynamique collective, une communication soucieuse de l’appropriation par chacun des informations nécessaires
Observons maintenant les pratiques que l’on peut schématiser selon cinq voies :
Le changement par la force
“J’exige que vous changiez votre façon de faire”…
Le détendeur d’un pouvoir peut imposer effectivement un changement des pratiques. Une injonction claire se traduit immédiatement en modification de comportement dès lors qu’elle émane d’une autorité perçue comme légitime.
Il est évident que les situations d’urgence requièrent ce mode de commandement comme par exemple les ordres opérationnels donnés à un équipage. Il faut bien voir cependant que la nature du changement opéré chez l’interlocuteur ne relève que d’une dimension instrumentale opératoire et non pas d’un changement de comportement durable, d’une évolution de l’attitude profonde. Il ne faut donc pas s’étonner si l’effet des changements ordonnés par cette voie demeure extrêmement fugace et superficiel.
Un simple rappel pour limiter les confusions fréquentes entre les notions d’autorité, de pouvoir et de puissance : l’autorité influence sans coercition, l’abus de pouvoir ruine l’autorité et le pouvoir sans puissance se ridiculise.
Le développement du syndrome « présent-absent » répond à l’accroissement de pression hiérarchique actuelle dans le monde du travail en général. Face aux dirigisme, à la perte du sens de l’action, les agents courbent la tête et font semblant… et même leurs cadres n’adhèrent pas. La persistance du terme personnel d’exécution témoigne du formidable gâchis de ressources humaines en cette fin de siècle. Combien de tableaux de bord sont encore bourrés de chiffres fantaisistes pour satisfaire aux exigences maniaques de ceux qui croient piloter ?
Le changement par la compétence
“Je suis un spécialiste, faites comme je vous dis.”…
Nous obtempérons souvent aux indications des experts. Nous discutons rarement le diagnostic et le traitement que le garagiste ou le dentiste nous recommande. Le savant universel du XVIIIème siècle était décrit comme possédant toutes les compétences de l’époque, au moins dans le domaine scientifique. Nous n’en sommes plus là, submergés par la complexité, la diversité des disciplines. Aujourd’hui, nous sommes heureux de nous en remettre à la capacité d’analyse, à la connaissance accumulée par les spécialistes.
Toutefois, cette confiance varie avec la reconnaissance de leur légitimité, si bien que notre résistance au changement s’accroît avec le degré d’imposition de l’expert. Nous nous rapprochons alors d’une compétence subie et dénoncée comme dérive technocratique.
Le jugement d’irresponsabilité porté sur ces spécialistes enfermés dans la tour d’ivoire de leurs savoirs cloisonnés fait écho au comportement des victimes qui se soumettent en abandonnant leur esprit critique.
Le changement par la procédure
“Vous devez suivre les instructions écrites”…
Si l’impersonnalisation de l’administration était recommandée au début de ce siècle pour garantir le principe républicain d’égalité, l’obéissance à des règles écrites se fonde aujourd’hui sur d’autres justifications.
Nul n’est censé ignorer la loi de l’institution comme celles de la société et des sanctions sont officiellement prévues pour ramener les comportements déviants dans le droit chemin.
Nous sommes heureux que le pilote d’avion, même chevronné, respecte encore scrupuleusement les procédures par exemple avant le décollage. Les démarches d’assurance qualité s’inscrivent bien dans cette vigilance pour fiabiliser les activités et faire changer les comportements par le respect de la procédure écrite. Cette sécurisation du process s’avère d’autant plus efficace en termes de changement durable, que les utilisateurs ont participé à l’écriture des consignes, se sont appropriés la procédure. A défaut, il s’agit d’injonctions bureaucratiques et nous retrouverons alors une dérive classique, à savoir l’augmentation de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. « On ne change pas la société par décret ».
Le changement par le dialogue
“Nous allons débattre du changement attendu”…
Dans des civilisations dites primitives, on peut encore observer combien le changement est dépendant de la durée des palabres. Celles-ci recherchent inlassablement le consensus nécessaire à la mise en œuvre de décision qui ne menacent pas la cohésion du groupe et l’identité de chacun.
Dans nos sociétés modernes, nous avons tenté de reconstituer des agoras pour confronter nos perceptions, nos croyances (nous ne nous comportons jamais en fonction de la réalité mais des représentations que nous en avons). Les instances de dialogue se virtualisent progressivement avec les nouvelles technologies et la télévision a décrédibilisé la notion de débat comme les procédures de vote trop rapide le stérilisent au motif de l’efficacité.
Si le dialogue présente encore le changement comme le mode le plus respectueux de la personne, il n’en demeure pas moins entaché de deux risques majeurs : son caractère chronophage limite singulièrement la réactivité aux évènements et son angélisme s’avère inadapté à surmonter les résistances “pathologiques” ou la malhonnêteté intellectuelle…
Le changement par la séduction
“Faites-moi confiance, suivez moi”…
Beaucoup de personnes modifient leur comportement à la suite d’une rencontre décisive dans leur vie. L’univers professionnel présente des situations analogues lorsqu’un leader charismatique galvanise l’énergie de son équipe. A l’heure où la quête de sens non satisfaite limite les engagements personnels, ce type de personnalité providentielle offre un lieu d’investissement chaleureux, un fort sentiment d’appartenance avec une cohésion de groupe promettant la solidarité, l’entraide dans l’effort à atteindre auquel engage celui qui montre la voie.
Le confort de cette situation fusionnelle se paie au tarif de la dépendance avec un risque de dérive sectaire. Le surinvestissement professionnel participe souvent à ce phénomène et la désillusion sera brutale lorsque l’individu, après avoir donné le meilleur de lui-même, se ressentira évincé par son cadre-gourou lors d’un changement brutal de structure de l’organisation.
Alors, si aucune voie ne constitue la panacée, comment faire pour conduire le changement ?
Notons tout d’abord qu’aucune des cinq voies esquissées ci-dessus n’est utilisée seule sur une longue période. Toute volonté de changement met en œuvre de fait un cocktail dont le dosage fait rarement l’objet d’une stratégie consciente des managers d’autant que la cinquième voie n’est pas donnée à tout le monde…
Peut-être convient-il de considérer ensuite que le changement humain ne se conduit pas comme on change la trajectoire d’un véhicule, c’est-à-dire sur un mode mécaniste soumis à une causalité linéaire : telle cause étant censée produire tel effet.
L’approche systémique des organisations a mis en évidence la complexité des interactions entre les acteurs du système. La prise en compte des variables constitutives de l’identité au travail et des logiques d’action ont aussi permis une appréhension plus fine des modalités de reconfiguration des activités humaines.
Nous savons qu’il n’y a pas de comportement irrationnel, que toute logique d’action découle d’une rationalité limitée au cadre de référence de l’individu et que les organigrammes ne reflètent pas le pouvoir de chaque acteur.
Le changement durable ne vient pas du centre d’une institution, d’une entreprise. La variabilité des comportements humains est davantage sollicitée au contact de l’extérieur de l’entreprise, de l’usager, du client. C’est dans la périphérie, les marges, les coulisses, les interstices que les comportements échappent à la chape du conformisme, du « pas-de-vague » et de la reproduction servile de pratiques d’un autre âge.
A titre d’exemple, dans la fonction publique, ce n’est pas un hasard si les services centraux sont les derniers à changer de pratiques alors qu’ils prêchent la modernisation de leurs services extérieurs (services déconcentrés de l’Etat qui eux doivent faire face au quotidien à la mutation de leur rôle et de leur contexte).
L’émergence des acteurs du changement requiert plusieurs conditions que l’on peut schématiser comme suit :
la politique de recrutement favorise-t-elle leur embauche ?
le système d’évaluation et de gratification les encourage-t-il ?
le management valorise-t-il leurs initiatives ?
la structure tolère-t-elle des zones d’incertitudes, d’autonomie, où ils peuvent épanouir leur créativité ?
Voilà les questions centrales que se posent aujourd’hui les comités de direction réellement soucieux d’un changement durable, moins éphémère que la durée de vie du nouvel organigramme…
[/Henri Pérouze
Co-auteur de « Conduire un projet dans les services » Chronique Sociale 4ème édition 2003/]